Chapitre 2
— Je me sens bête, dit Tristan.
Il venait de jeter un coup d’œil par le losange vitré en haut de la porte qui séparait la cuisine et le réfectoire du Club des anciens élèves de l’université.
On y allumait les candélabres, on vérifiait les verres à pied en cristal. Dans la grande cuisine où Gary et lui se trouvaient, on disposait sur les tables des fruits lustrés, des hors-d’œuvre. Tristan n’avait aucune idée de leurs noms et savait encore moins comment on les servait. Il espérait simplement que toute cette nourriture ainsi que les coupes de Champagne qu’il devrait porter resteraient stables sur son plateau.
Gary, lui, se débattait avec ses boutons de manchette. La ceinture du smoking qu’il avait loué ne cessait de se détacher et de se dérouler car le Velcro ne collait plus. Une de ses chaussures noires, trop petites d’une pointure, arborait un lacet mauve qu’il avait pris dans l’urgence sur une paire de tennis.
« Gary est un vrai copain. Personne d’autre ne m’aurait aidé dans cette galère », songea Tristan.
— N’oublie pas que c’est bien payé, dit-il alors à voix haute, et qu’on a besoin de cet argent pour le championnat du Midwest.
— S’il nous en reste quand on aura remboursé ce qu’on aura cassé ici.
— Bien sûr qu’il nous en restera ! lui répondit Tristan avec assurance.
Servir ne devait pas être très compliqué. Gary et lui étaient des nageurs. Et leur équilibre naturel d’athlètes leur avait permis de berner le traiteur quand il les avait interrogés sur leur expérience dans la profession. Ce travail serait du gâteau.
Tristan prit un plateau argenté et y étudia son reflet.
— Je me sens bête, mais j’ai surtout l’air bête.
— Non, tu es bête, lui répondit Gary. Et pour ton information, je ne le suis pas assez moi-même pour croire une seconde que tu veux gagner cet argent pour la compétition du Midwest.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Gary attrapa un balai à franges et se le posa sur la tête en guise de perruque.
— Oh, Tristy, minauda-t-il d’une voix haut perchée, quelle surprise de te voir au mariage de ma mère !
— Tais-toi, Gary.
— Oh, Tristy, pose ce plateau et fais-moi danser, reprit Gary avec un sourire en tapotant les franges du balai.
— Ses cheveux ne sont pas du tout comme ça.
— Oh, Tristy, j’ai attrapé le bouquet de ma mère. Sauvons-nous loin d’ici et partons nous marier.
— Je ne veux pas l’épouser ! Je veux juste qu’elle sache que j’existe. Je veux juste sortir avec elle. Rien qu’une fois ! Et si elle ne m’apprécie pas, eh bien...
Tristan haussa les épaules, comme s’il ne s’en formalisait pas, comme si le plus gros coup de foudre qu’il ait jamais eu pouvait s’effacer du jour au lendemain.
— Oh, Tristy...
— Je vais te donner un coup de...
La porte de la cuisine s’ouvrit en grand.
— Jeunes gens, proclama monsieur*[1] Pompideau, les invités sont arrivés et sont prêts à se sustenter. La fortune nous sourira-t-elle assez pour que les deux garçons* expérimentés que vous êtes daignent aller les servir ?
— Il se moque ? demanda Gary.
Les yeux levés au ciel, Tristan l’entraîna rejoindre les autres serveurs, qui étaient déjà à leurs postes.
Durant les dix premières minutes, il essaya d’apprendre son nouveau métier en observant ses collègues. Il savait que les filles, et leurs mamans, aimaient son sourire, et il en usa à satiété, notamment lorsque le caviar qu’il offrait décida de sauter comme un poisson sur les genoux d’une dame d’un certain âge.
Puis il se mit à naviguer dans cette grande salle de réception où des messieurs ventripotents délestèrent peu à peu le plateau qu’il portait. Il était si occupé à glisser des regards discrets à la recherche d’Ivy qu’il remarqua à peine lorsque deux des invités lui tournèrent le dos en grommelant. Il ne pensait qu’a Ivy. Qu’a ce qu’il lui dirait s’il tombait nez à nez avec elle. « Tu veux des beignets de crabe ? » Ou bien : « Puis-je te suggérer le halée de crabe* ? »
Oui, cela l’impressionnerait.
Mais que lui arrivait-il ? Pourquoi lui, Tristan Carruthers, lui qui était accroché dans les casiers d’une centaine de filles au moins (enfin, presque), ressentait-il ce besoin de l’éblouir, elle, cette fille qui n’avait aucune envie de voir sa photo accrochée dans son casier ni, pour autant qu’il sache, dans celui d’aucun autre garçon, d’ailleurs ? Elle parcourait les mêmes halls que lui et, pourtant, on aurait dit qu’elle voyageait sur une autre planète.
Il l’avait remarquée le jour même de son arrivée à Stonehill. Son envie de la regarder et de la toucher ne venait pas seulement de la beauté atypique d’Ivy, de sa crinière sauvage de cheveux blonds bouclés tout emmêlés et de ses yeux vert de mer. Non, ce qui attirait Tristan, c’était cette liberté qui se dégageait d’elle, là où les autres semblaient prisonniers : quand elle parlait, elle regardait droit dans les yeux, sans vérifier autour d’elle qui se trouvait là ; elle ne s’habillait pas comme tout le monde ; et elle avait une façon à elle de s’évader en chantant.
Un jour, Tristan l’avait écoutée, subjugué, debout dans l’embrasure de la porte qui ouvrait sur la salle de musique. Bien sûr, elle ne l’avait même pas remarqué.
Au point que Tristan se demandait si Ivy savait qu’il existait. Travailler pour le traiteur était-il le meilleur moyen de lui en faire prendre conscience ? Après avoir récupéré un gros beignet de crabe qui avait roulé entre deux chaussures pointues, il commença à en douter.
C’est alors qu’il la vit. Elle était tout en rose, sous des mètres de tissu rose nacré qui bouffaient et retombaient de ses épaules avant de se resserrer à la taille et d’être mis en forme probablement par un cerceau au niveau de la jupe.
Gary passa juste à ce moment-là. Tristan se tourna un peu trop vite et leurs coudes se heurtèrent. Huit verres tremblèrent sur leur pied et des vaguelettes de vin rouge giclèrent.
— Quelle robe ! pouffa Gary discrètement.
Tristan haussa les épaules. Certes, elle faisait ringard, mais il s’en moquait.
— Elle finira bien par l’enlever, raisonna-t-il.
— Mais c’est que monsieur n’a peur de rien.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Ce que je...
— Pompideau ! l’avertit Gary.
Ils se séparèrent. Pas assez vite cependant, car le traiteur empoigna Tristan et l’entraîna dans la cuisine. Lorsque ce dernier en ressortit, il était chargé d’un plateau couvert de légumes au centre desquels se trouvait un petit bol de sauce – en résumé, rien qui puisse se renverser. Toutefois, la réputation de Tristan était faite et, désormais, les invités s’arrangèrent pour s’écarter de son chemin lorsqu’ils le voyaient approcher. En conséquence, son plateau resta plein, il n’eut plus besoin ou presque de regarder où il mettait les pieds et disposa de tout son temps pour scruter la salle.
— Hé, nageur ! Nageur...
C’était quelqu’un de l’école, un ami de Grégory. Tristan n’avait jamais apprécié sa bande. Tous avaient de l’argent et s’en vantaient. Ils faisaient les quatre cents coups aussi, toujours à la recherche de nouveaux frissons.
— Nageur... t’es sourd ? insista le garçon.
Eric Ghent, le visage maigre et le cheveu blond et fin, était nonchalamment adossé au mur, une main posée sur un bougeoir.
— Je te prie de m’excuser, dit Tristan. Tu me parlais ?
— Je te connais, le Bélier. Je te connais. Alors, c’est à ça que tu occupes ton temps entre tes longueurs de piscine ?
Eric lâcha le bougeoir et tangua un peu sur ses pieds.
— C’est à ça que j’occupe mon temps pour pouvoir me permettre de faire des longueurs, lui répondit Tristan.
— Super. Je vais t’acheter quelques longueurs...
— Quoi ?
— Je vais t’aider à ne pas perdre ton temps, le Bélier ; tu vas aller me chercher un verre.
Tristan regarda Eric de la tête aux pieds.
— Je crois que tu en as déjà bu un.
Eric leva quatre doigts, puis laissa retomber sa main mollement.
— D’accord, quatre, dit Tristan.
— C’est une soirée privée, reprit Eric. Ils servent même les mineurs. Et puis, privée ou pas, ils serviront tous ceux que le vieux Baines leur demande de s... s... servir. L’homme achète tout le monde, tu sais.
« Ainsi, c’est de son père que Grégory tient son attitude », songea Tristan.
— En ce cas, lança-t-il à voix haute, le bar est par là.
Il voulut s’éloigner, mais Eric se planta juste devant lui.
— Le problème, c’est qu’on ne m’y veut plus. Tristan respira profondément.
— J’ai besoin d’un verre, le Bélier. Et toi, t’as besoin de fric.
— Je ne prends pas de pourboire.
Eric éclata de rire.
— C’est peut-être parce qu’on ne t’en offre pas. Je t’ai vu à l’œuvre. Tu fais peur à tout le monde. Et moi, je dis que tu prendrais les pourboires si on t’en offrait.
— Désolé.
— On a besoin l’un de l’autre et on a le choix : soit on se fait du bien, soit on se fait du mal.
Tristan ne répondit pas.
— Tu vois ce que je veux dire, le Bélier ?
— Je vois ce que tu veux dire, mais je ne peux rien pour toi.
Eric s’avança d’un pas. Tristan recula. Eric s’approcha encore.
Tristan se raidit. Comparé à lui, l’ami de Grégory était un poids plume, de la même taille que lui, mais certainement pas aussi carré. Toutefois, il était ivre et n’avait rien à perdre – en tout cas pas un plateau couvert de légumes.
« Très bien, réfléchit Tristan. Si je l’esquive d’un pas de côté, il tombera à genoux, puis face contre terre. »
Le seul détail que Tristan n’avait pas prévu, c’est que la procession des mariés et des deux familles passerait à cet instant précis. Il les remarqua du coin de l’œil au dernier moment, sauta immédiatement sur l’autre pied. Et heurta de plein fouet Eric qui avait continué d’avancer de son pas titubant. Céleri et chou-fleur, champignons et lamelles de poivron, brocolis et pois gourmands s’envolèrent vers le lustre, avant de retomber en pluie sur la procession.
Cette fois, elle le regarda. Ivy, radieuse Ivy. Leurs yeux se croisèrent furtivement, les siens aussi ronds que les tomates cerises qui roulaient sur la traîne de sa mère.
Tristan était désormais certain qu’elle était consciente de son existence.
Et tout aussi certain qu’elle ne sortirait jamais avec lui. Jamais.
— Tu avais peut-être raison, Ivy, chuchota Suzanne tandis qu’Ivy et elle regardaient les légumes éparpillés. Sur la terre ferme, Tristan est un vrai manche.
« Que fait-il ici ? » se demanda Ivy. Pourquoi n’était-il pas resté dans sa piscine, dans son élément ? Elle savait que ses amies seraient maintenant convaincues qu’il la suivait, et elle en fut gênée.
Beth les rejoignit, non sans transpercer une tomate avec son talon aiguille.
— C’est peut-être comme ça qu’il se fait de l’argent, suggéra-t-elle en remarquant le trouble d’Ivy.
— En jetant des brocolis sur des mariés ? ironisa Suzanne.
— Son copain roux est là aussi, poursuivit Beth. Ses cheveux méchés aux pointes étaient relevés sur le haut de sa tête, ce qui lui donnait encore plus l’air d’une gentille petite chouette.
— Ils sont aussi incompétents l’un que l’autre, fit observer Suzanne.
— Ce qui signifie que c’est la soirée qui les intéressait, soupira Ivy, pas le travail.
— Je suppose que Tristan est raide, en déduisit Beth.
— Raide pauvre ou raide pour Ivy ? demanda Suzanne.
Toutes deux s’esclaffèrent.
— Allez, Ivy, dit Beth en lui tapotant le bras. On plaisante ! Je suis sûre qu’il a été drôlement surpris de découvrir ta tenue.
Suzanne ouvrit des yeux immenses et entonna la musique d’Autant en emporte le vent.
Ivy fit la moue. Elle savait qu’elle ressemblait à une Scarlett O’Hara plongée dans un seau de paillettes. C’était sa mère qui avait choisi la robe pour elle.
Suzanne fredonnait toujours.
— Je suis sûre que Grégory a été drôlement surpris de découvrir la tenue de Suzanne, se vengea Ivy dans l’espoir de la faire taire.
Cette dernière était vêtue d’une robe fourreau noire à décolleté plongeant.
— J’espère bien ! répondit Suzanne.
— Quand on parle du loup... intervint Beth.
— Ah, te voilà, Ivy !
La voix de Grégory était chaleureuse, presque intime. Suzanne pivota sur ses talons. Gregory venait offrir son bras à Ivy.
— On nous attend à la table d’honneur, lui dit-il. Ivy emboîta le pas à son cavalier tout en regrettant de ne pouvoir laisser sa place à Suzanne. Sa mère leva la tête à leur approche et adressa un sourire rayonnant à sa fille, qu’elle avait habillée comme une propriétaire de plantation sudiste.
— Merci, dit Ivy tandis que Grégory avançait la chaise pour elle.
Il lui sourit, de ce drôle de sourire secret quelle lui avait vu lors de la compétition de natation. Il se pencha, ses lèvres tout près de son cou nu.
— Avec plaisir, madame, murmura-t-il.
Ivy tressaillit. « Il s’amuse, se dit-elle. Fais pareil. »
Depuis le tournoi, il la taquinait et essayait de se montrer aimable. Elle aurait sans doute dû lui en savoir gré ; mais elle préférait l’ancien, le froid Grégory.
Elle avait parfaitement compris sa réaction glaciale lorsqu’elle était arrivée dans son lycée. Elle se doutait du choc terrible qu’il avait ressenti en apprenant que Maggie quittait Norwalk pour s’installer avec sa progéniture dans un appartement que son propre père avait loué pour elle à Stonehill en vue de leur prochain mariage.
La liaison entre Andrew et Maggie avait commencé des années auparavant. Personne n’avait cru qu’elle durerait, d’autant qu’Andrew et la mère d’Ivy formaient un couple des plus improbable : comment un président d’université extrêmement riche et distingué pourrait-il vivre avec la coiffeuse de son ex-épouse ? Personne n’aurait pensé que, des années après leur brève aventure, des années après le divorce d’Andrew, Maggie et lui décideraient de s’unir par les liens sacrés du mariage.
Ivy elle-même en avait été stupéfaite. Son propre père était décédé alors qu’elle était très jeune. Elle avait grandi en voyant sa mère passer d’un compagnon à un autre, et s’était faite à l’idée qu’il en serait toujours ainsi.
Ivy pencha la tête vers sa mère, assise un peu plus loin. Ce faisant, elle croisa le regard d’Andrew. Il lui sourit et poussa doucement sa nouvelle épouse du coude. Maggie tourna vers sa fille un visage radieux. Elle avait l’air si heureuse.
« Ange de l’amour, pria Ivy en silence, protège maman. Protège-nous tous. Fais de nous une famille aimante, aimante et forte. »
— Oserais-je te dire que tes... euh... que tes paillettes trempent dans la soupe ?
Ivy se redressa d’un coup. Grégory éclata de rire et lui offrit sa serviette.
— Cette robe risque de t’attirer beaucoup d’ennuis, lui dit-il d’un ton taquin. Elle a failli aveugler Tristan Carruthers.
Ivy sentit le feu lui monter aux joues. Elle voulait faire remarquer à Grégory que c’était Eric, pas elle...
— Je plains la table que lui et son copain vont servir ce soir, ajouta Grégory, toujours avec un large sourire. J’espère que ce ne sera pas la nôtre.
Tous deux scrutèrent la pièce des yeux. « Moi aussi, songea Ivy. Moi aussi. »
Peu après l’épisode de la douche aux légumes crus, on avait dit à Tristan qu’il pouvait se retirer, qu’il devait même se retirer, immédiatement. Las et humilié, Tristan aurait été heureux de disparaître, mais il avait promis à Gary de le raccompagner en voiture. Il chercha donc dans la cuisine un endroit où se cacher : il opta pour le cellier.
Il y faisait sombre et tout y était calme. Les étagères étaient chargées de caisses et de boîtes de conserve. Tristan venait juste de s’installer confortablement sur un carton, lorsqu’il entendit un bruissement derrière lui. Des souris ou des rats, sans doute. Peu lui importait. Il essaya de se consoler en s’imaginant debout sur le plus haut podium, le drapeau des États-Unis s’élevant derrière lui au son de l’hymne national, sous les yeux d’une Ivy assise devant sa télévision et regrettant amèrement d’avoir manqué l’occasion de sortir avec lui.
— Quel idiot ! lâcha-t-il soudain en enfouissant sa tête dans ses mains. Je peux avoir toutes les filles que je veux et je...
Quelqu’un tapota doucement son épaule.
Tristan se redressa d’un coup et fixa le visage pâle et triangulaire qui le regardait. Le garçon semblait avoir une huitaine d’années, était bien habillé, portait une cravate nouée serré, et ses cheveux noirs étaient plaqués. Il devait faire partie des invités.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda Tristan sèchement.
— Est-ce que tu pourrais aller me chercher à manger ? lui demanda le petit en retour.
Tristan se renfrogna, agacé à l’idée de devoir partager son refuge, cet endroit confortable où il aurait pu s’alanguir en pensant à Ivy.
— Vas-y toi-même, répliqua-t-il.
— Ils me verront.
— Ils me verront aussi !
La bouche du garçon se ferma en une mince ligne droite. Il avait la mâchoire serrée. Mais ses yeux paraissaient inquiets et ses sourcils étaient froncés.
Tristan lui parla d’une voix un peu plus douce :
— On dirait que toi et moi voulons faire la même chose. Tu te caches, toi aussi ?
— J’ai vraiment faim. Je n’ai pas mangé depuis hier soir.
Par la porte à peine entrebâillée, Tristan apercevait les serveurs aller et venir lestement. Le dîner avait commencé.
— Attends, j’ai peut-être ce qu’il faut dans ma poche, dit-il au garçon.
Il en tira un beignet de crabe écrasé, plusieurs crevettes, trois branches de céleri farci, une poignée de noix de cajou, ainsi qu’un aliment indéfinissable.
— C’est du sushi ? lui demanda le petit.
— Je n’aurais pas deviné. Mais, je te préviens, tout était par terre. Quant à cette veste, je l’ai louée et je ne sais pas à quoi elle a servi avant moi.
Le garçon hocha la tête d’un air solennel et étudia la sélection que Tristan lui proposait.
— J’aime les crevettes, déclara-t-il enfin.
Il en prit une, cracha dessus, puis la nettoya avec le bout du doigt. Il répéta l’opération pour chacune d’elles, pour le beignet de crabe, et pour le céleri. Tristan se demanda s’il cracherait pareillement sur les noix de cajou. Quel pouvait bien être le problème de ce gamin pour qu’il passe la journée sans manger, caché dans un cellier ?
— Apparemment, tu n’aimes pas les mariages, lui dit-il alors.
Le petit lui jeta un coup d’œil rapide, puis mordilla ce qu’il avait identifié comme du sushi.
— Tu as un nom ?
— Oui.
— Le mien est Tristan. Et le tien ?
Le garçon mit de côté ce que Tristan ne reconnaissait toujours pas comme un morceau de poisson et entreprit de grignoter les noix.
— J’aimerais bien un vrai repas, dit-il. J’ai tellement faim.
D’un air interrogateur, Tristan tourna la tête vers la porte entrebâillée. Dans la cuisine, la ronde des serveurs se poursuivait.
— Il y a trop de monde, dit-il.
— Tu as des ennuis ? lui demanda le garçon.
— Quelques-uns. Rien de grave. Et toi ?
— J’en aurai quand ils m’auront retrouvé.
— Tu sais que tu ne pourras pas toujours rester ici ?
Les yeux plissés, le garçon scruta la pièce remplie d’étagères et plongée dans la pénombre comme s’il considérait sérieusement quelles y seraient ses possibilités.
Tristan posa une main apaisante sur son bras.
— Quel est ton problème, petit ? Tu veux m’en parler ?
— Je voudrais vraiment pouvoir manger, répéta le garçon.
— D’accord, d’accord ! s’écria Tristan d’un ton irrité.
— Je voudrais un dessert aussi.
— Tu mangeras ce que je trouverai ! aboya Tristan.
— D’accord, répondit le garçon, soudain doux comme un agneau.
Tristan soupira.
— Ne fais pas attention à moi. Je suis de mauvaise humeur.
— Je fais attention à toi, lui assura le petit.
— Écoute, reprit Tristan, l’œil toujours rivé sur la porte, il n’y a plus qu’un serveur dans la cuisine, mais il y a encore plein de nourriture. Tu m’accompagnes ? Parfait ! Il s’en va. Attaquants, à vos marques, prêts...
— Où est Philip ? demanda Ivy.
Ils en étaient à la moitié du repas lorsqu’elle remarqua que la chaise de son frère était vide.
— Tu as vu Philip ? répéta-t-elle tout en se levant.
Grégory la tira par le bras pour la forcer à se rasseoir.
— A ta place, je ne m’inquiéterais pas, Ivy. Il doit être en train de s’amuser quelque part par là.
— Mais il n’a rien mangé de la journée, objecta Ivy.
— Alors il est dans la cuisine, lui répondit Grégory simplement.
Grégory ne pouvait pas comprendre. Philip menaçait de s’enfuir depuis des semaines. Ivy avait essayé de lui expliquer ce qui les attendait, comme ce serait agréable de vivre dans une grande maison avec un court de tennis et une vue sur la rivière, et comme ce serait formidable d’avoir Grégory pour grand frère. Philip ne l’avait pas crue une seconde. En réalité, Ivy n’y croyait pas non plus.
Elle repoussa sa chaise, trop vite cette fois pour que Grégory puisse l’arrêter, et elle se hâta vers la cuisine.
— Après toi, dit Tristan.
Sur le carton entre le garçon et lui s’élevait désormais un monticule de nourriture – du porc caramélisé, des crevettes, un assortiment de légumes, de la salade, et des petits pains chauds coupés en deux et tartinés de beurre fouetté.
— C’est plutôt bon, dit le petit.
— Plutôt ? C’est un festin, tu veux dire ! S’exclama Tristan. Mange ! On aura besoin de forces pour aller chercher notre dessert.
Un semblant de sourire se dessina sur le visage du garçon, puis disparut aussitôt.
— Avec qui as-tu des ennuis ? voulut-il savoir.
Tristan mâchonna en silence un instant.
— Le traiteur, monsieur* Pompideau. Je travaillais pour lui, mais j’ai renversé quelques petites choses par-ci par-là, et inondé quelques pantalons aussi.
Le garçon eut un nouveau sourire, plus franc cette fois.
— Celui de M. Lever ?
— J’aurais dû le viser ? demanda Tristan.
Le garçon hocha la tête, le visage épanoui à cette pensée.
— Bref, Pompideau a fini par me donner uniquement ce qui ne pouvait pas se renverser. Avant de me remercier. Tu te rends compte ?
— Tu sais ce que je lui dirais, si j’étais toi ?
Le froncement de sourcils avait disparu. Désormais, le garçon engloutissait la nourriture et parlait la bouche pleine. Il semblait aller cent fois mieux qu’un quart d’heure plus tôt.
— Quoi ?
— Je lui dirais : Vous pouvez vous les mettre dans l’oreille !
— Bonne idée ! s’exclama Tristan, avant de prendre une branche de céleri. Vous pouvez vous les mettre dans l’oreille, Pompideau, dit-il en joignant le geste à la parole.
Le garçon éclata de rire, puis ordonna :
— Vous pouvez vous les mettre dans l’autre oreille, Pompideau !
Tristan attrapa un autre morceau de céleri et s’exécuta.
— Dans les cheveux, Pompito ! cria le garçon, se laissant gagner par le jeu.
Tristan prit une poignée de salade coupée en lanières et la laissa tomber sur sa tête. Il se rendit compte trop tard qu’elle dégoulinait de vinaigrette.
Le petit, la tête renversée, riait à gorge déployée.
— Dans le nez, Pompitoto !
« Après tout, pourquoi pas ? » se dit Tristan.
Lui aussi avait eu huit ans, et il n’avait pas oublié combien les drôles de nez et les petites saletés à l’intérieur faisaient rire les enfants. Il chercha donc deux queues de crevettes et les enfonça dans ses narines en les laissant dépasser comme deux grandes palmes roses.
Le garçon riait tant qu’il en bascula de son carton.
— Dans les dents, Pompitoto ! ordonna-t-il néanmoins.
Deux olives noires remplirent leur mission. Tristan les fixa sur ses incisives.
— Dans les...
Tristan réajustait le céleri et les queues de crevettes et ne remarqua pas que l’entrebâillement de la porte s’était élargi. Il ne remarqua pas non plus que l’expression du garçon avait changé.
— Dans quoi, Pompitoto ?
C’est alors qu’il leva la tête.